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Jean Duchon

En mémoire de Jean Duchon
 

Jean Duchon nous a quittés le 1er septembre 2019 à l’âge de 70 ans. Je voudrais évoquer ici les débuts de sa carrière de chercheur. A sa sortie de l’Ecole Polytechnique, Jean Duchon est entré à l’Institut Géographique National. A partir de 1974, il s’est notamment intéressé au krigeage, une méthode probabilistique développée par Georges Matheron. Il a établi une relation générale entre une estimation optimale de certaines fonctions aléatoires et les fonctions splines. La première fois que je l’ai rencontré, c’était à Grenoble, lors d’une semaine de cours que je donnais sur la théorie
variationnelle des fonctions-splines dans le prolongement des travaux de Marc Attéia. A l’issue de cette semaine, visiblement enthousiasmé par le sujet, Jean m’a posé maintes questions fort pertinentes et il m’a demandé si j’acceptais de l’accueillir à l’IMAG en détachement de l’IGN. Je suis donc devenu son directeur de thèse, cette expression devant surtout être prise dans son sens administratif, car Jean Duchon était parfaitement capable de se diriger lui-même…

A cette époque les exemples explicites de fonctions-splines variationnelles étaient essentiellement réduits aux splines unidimensionnelles dans le prolongement des travaux de Isaac J. Schoenberg minimisant l’énergie d’une tige flexible. Un certain jour de 1975, Jean Duchon m’a apporté la parfaite généralisation bidimensionnelle de ce modèle, c’est-à-dire la minimisation de l’énergie d’une plaque mince infinie passant par des points donnés, avec sa solution explicite utilisant une inattendue expression |x|^2 Log |x|… Ce premier exemple est connu sous le nom de « spline plaque mince » . Il a ensuite largement généralisé le problème en minimisant en dimension quelconque une
expression quadratique des dérivées partielles impliquant la transformation de Fourier. Là encore il a donné la forme explicite utilisable de la solution que l’on a appelée « spline polyharmonique » . Il a complété cette étude par des propriétés de convergence, des majorations d’erreur ainsi que de remarquables propriétés d’invariance par similitude.

Dans ces années, Jean Duchon avait de réelles difficultés pour rédiger ses résultats. Je me souviens des nombreuses séances où il me détaillait au tableau ses démonstrations. En insistant beaucoup, j’ai pu obtenir qu’il rédige enfin un résumé de l’ensemble de ses résultats publiés dans plusieurs rapports de recherche ou articles. Cela s’est traduit par un minuscule fascicule pour l’obtention de
la thèse d’état. Hors bibliographie et remerciements, il comportait dix pages et demi de résultats, de théorèmes et aussi de conjectures (toutes vérifiées plus tard), dans un style vivant, très agréable à lire. La soutenance a eu lieu le 8 février 1980 devant un jury particulièrement
prestigieux composé de Bernard Malgrange (Président), Philippe Ciarlet, Grace Wahba, Marc Attéia, Noël Gastinel et moi-même.

Jean Duchon est mondialement connu pour avoir brillamment initialisé un domaine qui, aujourd’hui encore, fait l’objet de nombreuses recherches. Il s’agit des splines radiales, extensions algébriques des splines polyharmoniques . Des exposés de recherche ou de synthèse, des mini-symposiums leur sont régulièrement consacrés dans les congrès internationnaux et Jean Duchon y est toujours abondamment cité comme le fondateur de ce domaine de recherche. Les méthodes de krigeage et les fonctions radiales sont devenues d’usage courant dans de nombreuses applications en ingénierie et en apprentissage statistique.

Après sa thèse, Jean Duchon s’est orienté vers l’étude des équations aux dérivées partielles, en collaboration avec Raoul Robert et Patrick Witomski. Comme il ne fréquentait guère les congrès, peu de gens le connaissait personnellement. Il m’est très souvent arrivé que des collègues étrangers me demandent qui était ce fameux Jean Duchon et ce qu’il devenait. Notre éminente collègue israélienne Nira Dyn a même fait spécialement le voyage de Tel Aviv pour enfin le rencontrer à Grenoble !

Jean Duchon était un chercheur original, profond, obstiné et hors du temps. Il s’attaquait à des problèmes difficiles et fondamentaux. Il ne publiait que lorsque le résultat en valait la peine à ses yeux, donc peu en pratique, car il était très exigeant…

Au delà de ses remarquables capacités mathématiques, je voudrais mentionner sa personnalité très attachante. Sa disparition prématurée nous touche beaucoup.

Pierre-Jean Laurent

 


 

Jean Duchon est mort la semaine dernière à 70 ans, ses obsèques ont eu lieu vendredi à Saint-Antoine-l'Abbaye, où il s'était retiré depuis une vingtaine d'années, tout en continuant ses recherches à l'université de Grenoble. Son nom ne dira probablement rien aux historiens des sciences, mais il est important de lui rendre hommage sur theuth. Il était surtout connu pour ses travaux mathématiques, je n'en évoquerai que deux. Les splines de Duchon sont, disons de façon imagée, des fonctions assez simples qui permettent d'approcher des fonctions plus compliquées (taper "splines de Duchon" ou "thin plat spline" sur un moteur de recherche). Jean Duchon a fait aussi
avancer la résolution de l'équation de Burgers. Le début de la notice de wikipédia dit: "L'équation de Burgers est une équation aux dérivées partielles issue de la mécanique des fluides. Elle apparaît dans divers domaines des mathématiques appliquées, comme la modélisation de la dynamique des gaz, de l'acoustique ou du trafic routier ". D'autres chercheurs expliqueront mieux cet apport en mathématiques dites appliquées.

Comme nous avons partagé plusieurs années le même bureau au département de mathématiques de Lyon, j'ai pu me pénétrer de sa façon originale de travailler. Il était l'antithèse de la superficialité, il publiait peu et uniquement lorsqu'il avait résolu les problèmes qu'il s'était proposés. Cette attitude, considérée comme un peu vieille France, tranchait avec la méthode américaine qui consiste à publier coûte que coûte, quitte à inonder les revues d'articles où l'on a bricolé les hypothèses jusqu'à obtention d'un résultat apparemment nouveau. En outre, il tentait de rédiger au maximum en français, ce qu'on juge souvent comme une marque d'infériorité face au niveau international. Il était évidemment absolument imperméable aux indicateurs du type facteur H ou classement de Shanghaï. Chercheur titulaire au CNRS, il s'était mis "à mi-temps" pour pouvoir se livrer honnêtement à d'autres activités, il considérait qu'il gagnait assez ainsi. Le CNRS lui envoya un chargé de mission en ressources humaines pour lui expliquer comment gérer une carrière. Ce monsieur, d'ailleurs plutôt aimable, me demanda donc de sortir une heure ou deux du bureau pour pouvoir parler seul à seul à ce météorite. Cette démarche des autorités était à peu près aussi ridicule que celle qui consisterait à envoyer au pape un conseiller en communication pour améliorer sa propagande en faveur de l'athéisme.

Dans les années 1990, Jean Duchon voulait "comprendre" l'équation d'Euler, c'est-à-dire les équations de D'Alembert-Euler qui régissent les mouvements des fluides parfaits, il voulait comprendre vraiment les phénomènes de turbulence. Bref, il vivait de l'intérieur les fondements mathématiques de l'hydrodynamique. C'était l'époque où se mettait en place l'édition des œuvres complètes de D'Alembert. Il a facilement accepté de se pencher sur le Traité des fluides, sur l'Essai sur la résistance des fluides et sur de nombreux mémoires délicats des Opuscules mathématiques. Il n'était pas question, pour lui, de voir les choses en gros et de dire que les passages obscurs de l'auteur pouvaient être sautés. Sa ténacité et sa rigueur, ainsi que celle d'Alain Coste, disparu l'an dernier, furent déterminantes pour donner au groupe d'édition des O.C. de D'Alembert le courage de s'attaquer aux mémoires des neuf volumes d'Opuscules. En effet, nombre de ces mémoires, rédigés dans un style parfois surprenant, décourageaient souvent les historiens des sciences. Cette ascèse, parfaitement non rentable pour une carrière, a débloqué plus d'une situation et permis au groupe de se mettre un peu mieux dans la peau de D'Alembert, non seulement pour saisir l'élaboration des équations des fluides, mais aussi pour faire son chemin dans la "crise de l'hydrodynamique", c'est-à-dire dans cet univers où la théorie et les expériences semblent diverger, au-delà même du "paradoxe de D'Alembert", des écoulements de Borda, etc.

Ce rôle, disons, de conseiller scientifique, non historien de métier mais lucide sur les
anachronismes, a été continué par Marc Massot et largement à la base de la thèse d'Alexandre Guilbaud en 2007. Tout ce processus a permis la publication de plusieurs volumes des Opuscules, alors que cette tâche paraissait hors de portée à court terme. Jean Duchon, qui avait aussi une formation d'ingénieur géographe a également participé à divers travaux d'histoire des mathématiques et de géodésie, sans jamais signer un seul article sur ces sujets. A l'heure où on parle beaucoup d'histoire par en bas, je ne sais si l'on doit considérer l'apport de Jean Duchon à l'histoire des sciences comme venant d'en bas, mais en tout cas il vient de côté et il était donc nécessaire que theuth sache lui rendre hommage.

Pierre Crépel

 


 

Jean Duchon était mon beau-père depuis 1993; lorsque je suis arrivée en 1998 à l’Institut Fourier, il est devenu un collègue. Je connaissais jusqu’alors sa personnalité réservée, intègre et sans concession. Mais j’ai alors découvert un scientifique avec une profondeur d’analyse impressionnante. Jean s’intéressait alors depuis plusieurs années à l’équation d’Euler et au problème de la turbulence. Je me souviens de repas avec Jean et Raoul Robert, son complice d’alors, où Freddy Bouchet (thésard de Raoul) et moi assistions à des discussions passionnées sur la bonne manière d´attaquer le problème de la turbulence. Raoul et Jean n’étaient pas toujours d’accord, mais ils se comprenaient à demi-mot. Jean était en particulier convaincu que la bonne approche était fondamentalement probabiliste, et qu’il fallait chercher des solutions sous forme de fonctions aléatoires. Malgré des avancées réelles avec Raoul sur l´équation d’Euler (notamment sur l’estimation de la dissipation d’énergie), Jean m’a toujours donné l’impression d’être resté fondamentalement insatisfait. D’une part il lui semblait que la théorie des fonctions aléatoires n’était pas encore assez développée, ce qui bloquait ses travaux. D’autre part, son approche était originale, probablement trop : avec sa personnalité assez peu communicative, il avait un peu de mal à convaincre la communauté scientifique du bien-fondé de cette approche. Il se sentait certainement isolé, pas assez reconnu, et en souffrait, non pas tant par amour-propre je crois, que parce que sa recherche s’en trouvait ralentie.

On pourrait croire au vu de ces quelques mots, qu’il était difficile de travailler avec lui. Mais j’ai eu l’honneur, et le bonheur, de collaborer avec lui sur deux articles sur l´équation de Burgers (version unidimensionnelle de l´équation d’Euler), et ce fut en fait à la fois humainement facile et scientifiquement enrichissant. Jean débordait d’idées, qu’il avait parfois du mal à développer jusqu’au bout, car une autre idée venait interférer avec la première. Il aimait échanger, pouvait se montrer d’une grande patience, et appréciait de ne pas travailler seul. Il avait une vision très claire de là où il voulait aller, et montrait un très grand enthousiasme lorsqu’on avançait.

En 2003, je suis partie à Bordeaux. J’ai continué quelque temps ma collaboration scientifique avec Jean, mais la distance l’a malheureusement rendue difficile, à mon grand regret.

Il est mort le 1er septembre 2019. Il était mon beau-père, mon collègue, je l’aimais, je l’admirais.

Marie-Line Chabanol

 

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