Le chant des baleines a toujours fasciné les marins. Longtemps, les anciens navigateurs ont attribué ces sons sinistres venus des profondeurs à des créatures mythiques, des fantômes, voire aux diverses boissons alcoolisées dont ils abusaient parfois. Jusqu’à ce qu’en 1970 les bioacousticiens américains Roger et Kati Payne parviennent à enregistrer ces envoûtantes mélodies. Reprises à l’envi, gravées sur disque, envoyées dans l’espace, elles contribueront à faire voter les lois de protection sans lesquelles nous n’aurions sans doute plus de grands cétacés dans nos océans.
Mais comment ces géantes des mers produisent-elles leurs sons ? Jusqu’ici, personne n’en savait rien. Les tissus des baleines échouées se désagrègent si rapidement que les étudier relève toujours de la performance. Et comme le larynx des cétacés paraissait disposer d’aryténoïdes, des cartilages qui tendent nos cordes vocales, il semblait acquis qu’en retournant à la mer, il y a quelque 47 millions d’années, les mammifères avaient reproduit la technique de leurs cousins terrestres. En expulsant l’air entre les plis vocaux – l’équivalent de nos cordes vocales –, l’animal les faisait vibrer et ainsi produisait du son.
Une étude publiée mercredi 21 février dans la revue Nature vient pourtant bouleverser nos connaissances. Une équipe internationale de biologistes marins et de bioacousticiens conduite par Coen Elemans, de l’université du Danemark-du-Sud, montre qu’en vérité les baleines à fanons disposent de structures uniques qui leur permettent de produire des sons d’une façon différente et à des fréquences beaucoup plus basses que les autres animaux.
Les chercheurs ont pu disposer de larynx parfaitement conservés de trois espèces – rorqual boréal, baleine de Minke (ou petit rorqual) et baleine à bosse. Ils ont d’abord pu vérifier que les deux immenses plis vocaux, au lieu d’aller s’accrocher au fond du larynx, s’y rejoignaient pour former une sorte de « U ». Surtout, ils ont découvert au-dessus des deux bras de cette structure un coussin de graisse recouvert de mucus.
Une tessiture de sept octaves
En soumettant au laboratoire l’ensemble du dispositif au passage d’un puissant flot d’air, ils ont pu mettre en évidence le comportement des différents organes. Lors de la phase d’inspiration, l’air passe sans surprise des narines au larynx, puis traverse la trachée avant d’aller gonfler les poumons.
Le trajet retour, en revanche, a réservé aux chercheurs une surprise de taille. Ils ont constaté que ce n’était pas le flux passant entre les deux bras du U qui provoquait l’essentiel des vibrations, mais la masse d’air s’infiltrant entre le U et le coussin. Plus précisément, celle-ci entraîne la mise en mouvement du mucus, qui provoque l’émission du son. Le dispositif est particulièrement ingénieux puisqu’une partie de l’air est alors recyclée et renvoyée vers les poumons. Ainsi, les baleines, à la manière d’une cornemuse, peuvent vocaliser en continu, y compris lorsqu’elles inspirent.
Les chercheurs ont poursuivi leurs investigations par une modélisation numérique du phénomène. Ils ont ainsi mis en évidence la quantité d’énergie nécessaire et simulé l’activité musculaire de l’animal. Dans les deux cas, ils ont trouvé des valeurs compatibles avec les données expérimentales observées. Ils ont également évalué les hauteurs de sons attendues par un tel système. Et, là encore, ils ont retrouvé les très basses fréquences qui font la particularité du chant des grands cétacés.
La baleine à bosse s’est toutefois distinguée de ses congénères : en effet, chez elle, le passage de l’air permet également de faire vibrer les deux bras du U, à la manière des plis d’un mammifère terrestre. Le résultat a ravi les chercheurs. En effet, cette espèce est réputée tout à la fois pour la variété de ses chants et pour l’étendue de sa tessiture − sept octaves. A titre de comparaison, les meilleures divas en maîtrisent trois. L’usage des deux procédés techniques – l’un pour les notes basses, l’autre pour les notes hautes – pourrait expliquer cette particularité, de même qu’une autre singularité de la baleine à bosse, la capacité à produire deux sons différents simultanément. Pour l’heure, il ne s’agit là que d’hypothèses que l’équipe entend désormais vérifier.
Ces découvertes éblouissantes, que l’anatomiste Joy Reidenberg, de l’école de médecine Icahn, à New York, qualifie dans le même numéro de Nature de « révolutionnaires », ne nous apportent pas que des bonnes nouvelles. La simulation établit que les fréquences utilisées par les cétacés (entre 30 hertz et 300 hertz) correspondent précisément à la bande de fréquence des bruits émis par les moteurs des bateaux. Quant au volume attendu, limité par leur physiologie, il se voit désormais dépassé par le vacarme du trafic maritime toujours plus important. Comment continuer à communiquer dans le bruit ? Pour l’heure, l’évolution des baleines ne semble pas avoir trouvé de réponse à cette question-là.