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Saclay October 2022 - Alain Aspect is a French physicist noted for his experimental work on quantum entanglement and he was awarded the 2022 Nobel Prize in Physics.
SIMONE PEROLARI POUR « LE MONDE »

Alain Aspect, Prix Nobel de physique : « L’échec fait partie du métier, le découragement parfois aussi »

Propos recueillis par 
Publié hier à 05h00

Temps de Lecture 8 min.

En 2022, Alain Aspect a obtenu le prix Nobel de physique pour avoir tranché, quarante ans plus tôt, une controverse historique entre Albert Einstein et Niels Bohr. A 77 ans, ce scientifique à la moustache fière et au verbe joyeux vient de publier Si Einstein avait su (Odile Jacob, 368 pages, 24,90 euros), récit de cette formidable épopée.

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Je ne serais pas arrivé là si…

… Si je n’avais pas été fasciné, tout petit, par la technologie. Mon village de Lot-et-Garonne était essentiellement rural. Mais il y avait quand même un petit peu de technologie. Par exemple, le cerclage d’une roue chez le charron : il fabriquait une structure en bois, prenait un anneau de métal, le chauffait, l’ajustait et, en se refroidissant, l’anneau se contractait et rigidifiait la structure de bois. C’était magnifique. Tout ce qui était technologique me fascinait. Les leçons de choses à l’école primaire ont nourri cet appétit. Et puis, mon fameux professeur de physique au lycée, M. Hirsch. Je ne serais jamais arrivé là si l’école, aussi bien l’école primaire que le lycée, ne m’avait pas donné un goût profond des sciences en général, et plus particulièrement de la physique.

A quoi votre vie au village ressemblait-elle ?

J’étais le fils de deux instituteurs à Astaffort.

Le village de Francis Cabrel ?

Exactement, d’ailleurs ma mère l’a eu comme élève. J’y ai grandi après-guerre, je suis un boomeur. Nous vivions dans un logement de fonction. Il n’y avait pas de chauffage central, juste une cuisinière à charbon. Au tout début, pas d’eau courante, j’ai vu creuser les tranchées et installer l’adduction d’eau quand j’avais 5 ans. En hiver, on restait tous autour de la table après dîner, chacun avec son livre. J’ai énormément lu.

Vous avez évoqué votre « fameux » professeur de physique, M. Hirsch. Pourquoi « fameux » ?

Parce que j’en ai beaucoup parlé. Il était extrêmement sévère, tout le monde ne l’aimait pas, mais il était passionné et ne ménageait jamais son temps. Il expliquait très bien. Le fond de l’affaire, c’est qu’il comprenait extrêmement bien ce qu’il avait à expliquer. J’ai compris a posteriori à quel point certaines choses qu’il nous disait, par exemple sur la lumière naturelle, étaient subtiles. Et puis, il faisait des expériences sur tous les sujets, ce qui, compte tenu des équipements dont on disposait alors, relevait du tour de force.

Vous avez choisi la physique expérimentale. Est-ce à lui que vous le devez ?

Les leçons de choses dont j’ai déjà parlé ont beaucoup compté. L’une d’elles, au cours moyen, m’a particulièrement marqué. On prend un bocal, on met de la craie au fond, on verse du vinaigre dessus, du gaz carbonique se dégage. Vous vous dites qu’il va s’échapper et l’institutrice dit : « Non, parce qu’il est plus dense que l’air. » Comment le prouver ? Elle allume une bougie, la plonge dans le bocal, elle s’éteint. Elle la ressort, la rallume, elle brûle, la replonge dedans, elle s’éteint. Pourquoi ? Parce que le gaz carbonique empêche la bougie de brûler. On assistait non seulement à un phénomène surprenant, mais, en plus, à une explication. Ça m’avait émerveillé.

Ça a continué avec M. Hirsch, de façon beaucoup plus sophistiquée. Le petit système que j’ai construit, essentiel pour l’expérience qui m’a valu le prix Nobel, j’en ai eu l’idée en pensant à une expérience qu’il nous avait montrée en terminale, alors qu’on étudiait les ondes. Cette corde de Melde, montrée par M. Hirsch, je l’ai vue dans ma tête quand j’ai eu l’idée du commutateur. Et ça a continué : à l’Ecole normale supérieure de Cachan [Val-de-Marne], nous avions un libre accès au laboratoire et il y avait des placards remplis d’appareils. On pouvait les sortir, faire des expériences. J’ai toujours eu ce goût-là, bricoler pour regarder des phénomènes et tenter de les comprendre.

Et pourtant, vous allez choisir un domaine de la physique particulièrement ardu sur le plan théorique : la mécanique quantique…

Abstrait, même, vous pouvez le dire. C’est un concours de circonstances. Après l’Ecole normale supérieure et l’agrégation, je suis parti comme coopérant au Cameroun. Je me destinais à l’enseignement, un poste de professeur de classes préparatoires m’attendait à mon retour. J’avais des lacunes en physique quantique que je n’ai jamais cessé de combler. Et, alors que j’étais à Yaoundé, est paru le livre de Claude Cohen-Tannoudji, Franck Laloë et Bernard Diu [Mécanique quantique, t. 1, Hermann, 1973], un magnifique ouvrage qui expose les bases de la physique quantique de A à Z. Il y a quelque chose de radicalement nouveau dans la description du monde par la physique quantique, c’est qu’elle passe par des mathématiques complètement abstraites qui semblent n’avoir rien à voir avec notre réalité. C’est totalement fascinant. Tellement fascinant que j’ai renoncé à être seulement enseignant et décidé de faire de la recherche. Mais avec l’intention claire de réaliser des expériences sur un sujet quantique.

Ce sera le sujet de votre thèse, celui qui vous vaudra votre prix Nobel. Comment le trouvez-vous ?

Dans un dossier que me donne [le physicien] Christian Imbert, à l’Institut d’optique, je tombe sur l’article de John Bell [1928-1990] de 1964, publié dans une revue peu connue. Il y revient sur la controverse entre Niels Bohr [1885-1962] et Albert Einstein [1879-1955] sur la physique quantique. Là, c’est le coup de tonnerre. Je pensais que ce débat était réglé depuis [les conférences scientifiques du] congrès Solvay de 1927. Et j’apprends qu’il n’en est rien, qu’il a été relancé en 1935 par une discussion sur les particules intriquées, et qu’une expérience pourrait départager ces deux monstres sacrés de la physique. C’était vertigineux, mais tellement excitant.

Qu’est-ce qui les oppose ?

L’interprétation du formalisme quantique, c’est-à-dire du traitement mathématique de ce qui se passe à l’échelle des particules. Bohr considère qu’on ne peut parler de réalité physique d’un système sans prendre en compte l’appareil de mesure qui nous permet de l’appréhender, que la réalité dépend du contexte. Einstein, au contraire, pense qu’il existe une réalité physique en soi et que si le formalisme quantique ne parvient pas à la représenter, c’est qu’il n’est pas complet. A deux reprises, en 1927 et 1930, il avait émis des objections auxquelles Bohr avait très bien répondu. Mais, en 1935, il revient à la charge en examinant un système composé non pas d’une particule mais de deux, deux particules intriquées. Cette fois, la réponse de Bohr n’est pas scientifique, elle est philosophique, et pour tout vous dire, je ne la trouve pas très convaincante, car je suis plus proche du point de vue épistémologique d’Einstein.

Trancher une controverse entre Einstein et Bohr, n’est-ce pas un peu impressionnant pour un jeune étudiant en physique ?

Présenté comme ça, bien sûr. Sauf que la vie de l’expérimentateur, ce n’est pas songer vingt-quatre heures sur vingt-quatre à ces deux géants : c’est concevoir votre expérience, mais surtout la monter, régler les problèmes matériels, trouver une fuite dans une enceinte à vide, réparer un appareil électronique. Chaque fois, ce sont presque des enquêtes policières, passionnantes, mais beaucoup plus terre à terre. D’ailleurs, quand je suis allé voir John Bell avant de me lancer, il m’a mis en garde : il ne faut pas passer son temps à réfléchir aux fondements de la mécanique quantique et à la controverse entre Bohr et Einstein, sinon, il y a danger pour votre cerveau.

Dans votre livre, les sept ans d’expérience semblent s’écouler tranquillement, sans douleur. N’avez-vous jamais redouté l’échec ou connu le découragement ?

Si, mais l’échec momentané fait partie du métier de physicien, le découragement parfois aussi. Par exemple, lors de ce moment crucial où j’ai voulu fabriquer mes paires de photons intriqués avec deux lasers. Ça ne s’était encore jamais fait, et ça ne marchait pas. J’ai tout refait, tout vérifié, pendant plusieurs jours, en améliorant chaque fois quelque chose. Sans résultat. Je me souviens avoir croisé mon épouse à la cantine de l’université et lui avoir dit que c’était ma dernière tentative, que là je ne voyais plus quoi faire, à part mettre des coups de pied dans l’expérience. Et l’après-midi même, ça a marché !

Et le plaisir, où est-il ?

Faire des expériences, c’est poser des questions à la nature. Tant que vous posez mal vos questions, la nature ne répond pas ou répond de façon ambiguë, de façon incertaine. A partir du moment où vous avez suffisamment bien maîtrisé votre expérience pour que la question soit bien posée, la nature répond, et ça c’est source de plaisir.

Et lorsque, au terme de sept ans de labeur, vous tranchez cette controverse, quel est votre sentiment ?

Enfin ! Parce que sept ans, c’est long quand même. Ça se passe pendant la nuit. J’appelle mon épouse. Elle doit penser encore plus que moi : « Enfin ! » Et là, elle se précipite au laboratoire avec, comme dans la tradition familiale, le sauternes et le foie gras. On l’a mangé à 4 heures du matin. En n’oubliant pas de bien noter l’état des appareils, car éteindre sans relever tous les paramètres de l’expérience, c’est une des erreurs classiques de ceux qui travaillent la nuit.

Votre résultat confirme l’opinion qui voudrait qu’Einstein n’ait rien compris à la physique quantique…

Pas du tout. Entre 1900 et 1925, Einstein est celui qui a le plus apporté à la physique quantique, avec plusieurs résultats absolument majeurs. 1905, 1907, 1909… En 1916, il propose des équations qui sont encore utilisées aujourd’hui pour décrire les lasers. Le formalisme quantique, enfin, établi en 1925 par Werner Heisenberg [1901-1976] et Erwin Schrödinger [1887-1961], il l’accepte, mais il l’interprète différemment. Et la question qu’il pose alors autour de l’intrication est absolument géniale. Ce qu’il avance est l’exemple le plus parfait que je connaisse de l’erreur féconde.

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Vous évoquiez le laser, une application directe de la physique quantique. Vous-même, en établissant la réalité de l’intrication, pensiez-vous aux applications possibles ?

Absolument pas. Un jour, lors d’un congrès sur les atomes froids, un tout autre sujet, un jeune étudiant vient s’asseoir à côté de moi et m’explique qu’avec mes photons intriqués, on peut faire de la cryptographie quantique. Ce jeune étudiant s’appelle Artur Ekert. Aujourd’hui, c’est une star mondiale de l’information quantique. Pour la première fois, j’ai compris qu’il pouvait y avoir une application. Et ça m’a sidéré.

Positivement ?

Bien sûr. Je ne fais pas partie de ceux qui disent : moi, je fais de la recherche fondamentale et je ne veux surtout pas me salir les mains à faire des applications. Je pense qu’au contraire, si notre recherche fondamentale peut être la source d’applications, c’est formidable. Et ces jeunes étudiants, ces start-upeurs, je les ai toujours soutenus. En revanche, il ne faut pas demander aux gens qui font de la recherche fondamentale à quoi ça va servir. Ils peuvent toujours tenter quelques idées. Nous le faisons tous quand nous écrivons des projets pour avoir des subventions. Mais, en général, on se trompe. Quand vous regardez l’histoire, il s’écoule toujours des décennies entre la recherche fondamentale et les applications. Le transistor, le laser, aujourd’hui la cryptographie quantique, demain l’ordinateur quantique… Quand l’ordinateur quantique équipera tout le monde, je ne serai plus de ce monde.

Quarante ans se sont aussi écoulés entre votre découverte et ce prix Nobel, que tout le monde vous promettait. L’attente n’a-t-elle pas été trop longue ?

J’étais devenu philosophe. On m’avait beaucoup laissé entendre que j’allais l’avoir, en particulier en 2012, une rumeur insistante. A partir de ce moment, j’ai compris, avec l’aide d’ailleurs de mon épouse, qu’il fallait cesser d’y penser. Je serais un menteur si je disais que je n’y pensais jamais. Mais je n’en faisais pas une obsession. La liste est longue des grands physiciens qui n’ont pas reçu le Nobel et qui ont laissé leur trace. J’avais déjà reçu beaucoup de prix. Surtout, m’a dit ma femme : « L’expérience d’Aspect est déjà dans les manuels de physique. Tu veux l’immortalité ? Tu l’as ! »

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Et puis 2022, c’est un siècle après l’annonce des prix Nobel d’Einstein et de Bohr… Cela valait-il presque le coup d’attendre ?

Bien sûr. J’aurais néanmoins aimé l’avoir plus tôt pour avoir plus d’énergie pour interpeller les politiques sur la situation de la recherche et de l’enseignement. Rappeler que la culture scientifique fait partie de la culture générale, au même titre que les lettres, les arts, l’histoire, que personne ne devrait pouvoir affirmer fièrement qu’il ne connaît rien aux sciences ! J’aurais aussi aimé partager l’annonce de ce prix avec quelques proches qui ne sont plus là. Je pense évidemment à mes parents. Et à M. Hirsch.

« Si Einstein avait su » (Odile Jacob, 368 p., 24,90 €).
Retrouvez tous les entretiens de la série « Je ne serais pas arrivé là si… » ici.

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