La communauté mathématique va devoir faire face à un certain nombre de défis qui lui sont posés par l'évolution rapide de la société contemporaine : évolutions sociales, technologiques et politiques, notamment. Je voudrais évoquer les principaux problèmes auxquels j'ai été confronté ces derniers temps comme enseignant-chercheur, mais aussi dans mes fonctions de rédacteur de revues scientifiques ou d'utilisateur des nouvelles technologies. Je crois qu'une réaction collective résolue est nécessaire pour faire face à ces problèmes, et pour peser le cas échéant sur des décisions politiques ou administratives prises par ignorance, pouvant compromettre le développement des mathématiques et de la science dans notre pays.
Il n'est pas exagéré de dire que la situation de l'enseignement des mathématiques (et, par contre-coup, des autres sciences) est dans un état préoccupant. Nous observons tous que les étudiants de premier et second cycle souffrent de lacunes qui affectent profondément leurs connaissances, mais plus encore leur compréhension générale et le sens qu'ils sont capables de donner aux notions mathématiques. L'enseignement de toutes les sciences s'en trouve affecté ; à Grenoble par exemple, il y a une baisse importante du nombre d'étudiants qui s'orientent vers la Physique. Les pays voisins connaissent des problèmes similaires : pénurie de scientifiques et d'informaticiens en Allemagne [1], que les autorités tentent d'enrayer par l'immigration.
L'origine de ces problèmes se trouve sans aucun doute dans l'organisation des filières d'enseignement et des programmes à tous les niveaux : collège, lycée, université. Les réformes et les allègements successifs de programmes ont conduit à un important nivellement par le bas, à une réduction de la diversité des filières scientifiques (seconde indifférenciée, anciennes filières C, D et E regroupées en une unique filière S), et donc en définitive à une réduction de l'adaptabilité du système éducatif face à des populations d'élèves plus nombreuses et plus hétérogènes. La rapidité des changements n'a presque jamais permis d'amortir les "oscillations" dues aux changements, ou d'effectuer les mises au point nécessaires après un temps d'expérimentation et de maturation suffisant.
Les réactions sont aujourd'hui nombreuses. Des pétitions circulent parmi les enseignants du secondaire pour dénoncer les effets nocifs des réformes (collectif "Sauvez les Maths" [2]). L'Académie des Sciences a ouvert une commission de réflexion présidée par Jean-Pierre Kahane, et un débat mené à l'Académie des Sciences le 22 mai 2000 a montré que les représentants des autres sciences étaient unanimes pour réclamer un enseignement des mathématiques plus solide, avec la réintroduction de l'apprentissage du raisonnement (de fait presque totalement négligé aujourd'hui dans l'enseignement secondaire...). Les syndicats, SNES en tête, se soucient de la situation. Le SNES m'a convié à rédiger un article à l'occasion de la publication de son magazine syndical de rentrée (US Magazine n° 527 de Septembre 2000, [3]), et va organiser un débat national consacré au problème de l'enseignement des mathématiques. Des journaux scientifiques grand public comme Sciences et Avenir s'émeuvent [4].
Le départ de Claude Allègre en mars dernier a pu être ressenti comme un soulagement par beaucoup de mathématiciens**1, mais malheureusement aucun des problèmes posés n'a été réglé par son départ : les programmes proposés par l'ancienne équipe ministérielle, jugés néfastes ou désastreux par beaucoup d'acteurs sur le terrain, sont bel et bien en place à la rentrée 2000. Le Ministre avait jugé que les Mathématiques étaient déchues de leur place de science d'utilité générale, et des décisions ont donc été prises pour réduire graduellement le nombre de postes publiés en mathématiques dans l'enseignement supérieur, réduction déjà extrêmement sensible en 1999/2000. La logique était simple (simpliste ?) : les mathématiques ne sont plus vraiment utiles, il faut donc les réduire dans l'enseignement secondaire ; les professeurs de mathématiques vont être en surnombre, il faut donc décourager les étudiants à s'engager dans la voie des mathématiques et ne plus recruter d'enseignants-chercheurs. Tout ceci était assez clair, au moins en filigrane, dans les propos du Ministre [6].
Comment a-t-on pu en arriver là ? Il est probable que le monde politique a une très mauvaise perception des enjeux scientifiques contemporains et de l'importance des mathématiques pour les autres sciences. Cette mauvaise perception, qui est celle de la société dans son ensemble**2, semble avoir infiltré jusqu'à l'inspection générale et certains scientifiques qui ont exercé un rôle de conseil auprès des ministres successifs. Mais sans doute en sommes-nous responsables aussi collectivement. Il me paraît urgent que les mathématiciens fassent taire leurs divergences et appellent clairement à une revalorisation générale de l'enseignement, et une renaissance de l'enseignement des mathématiques en particulier. Il est vrai que la situation de pénurie - faiblesse des horaires d'enseignement - n'a pu que raviver les tensions et les désaccords ; chacun jugeant à bon droit que sa sous-discipline n'était pas assez représentée dans les filières d'enseignement. La pression ressentie au niveau des horaires est une conséquence directe du fait que la filière scientifique générale a beaucoup perdu de sa souplesse d'antan. Il est clair, par exemple, que les besoins en mathématiques des étudiants qui veulent s'orienter vers les sciences bio-médicales ou vers les sciences "de la matière" (math, physique, mécanique, informatique...) sont assez différents. Ces besoins ne peuvent pas être correctement adressés dans leur diversité par une unique filière scientifique, sauf à accepter, par exemple, de niveler les exigences à la fois en biologie et en mathématiques. La diversité permettrait sans doute de retrouver de bien meilleures conditions pour enseigner les mathématiques sous des formes variées, cohérentes en fonction des objectifs poursuivis. Il faut, en tout état de cause, revaloriser substantiellement les contenus et les horaires de mathématiques dans la ou les filières qui s'occuperont de sciences de la matière. Ceci, dès la Seconde, pour ne pas faire perdre comme aujourd'hui une année entière aux élèves, avec des horaires de misère**3.
** 1. J'étais de ceux-là, voir [5].
** 2. Voilà ce qu'écrit cependant un écrivain comme René Barjavel : <<Considérons, par exemple la science la plus universelle, la plus indiscutable, celle qu'on ne peut absolument pas mettre en doute : la science mathématiques (en italique dans le texte). Eh bien, qui connaît toute les maths, jusqu'à la trente millième décimales de pi et à la quadrature du cercle n'en sait pas long. Les maths ne sont pas une connaissance mais un langage qui permet d'aborder et de fouiller les autres sciences et même de formuler l'inimaginable. C'est un outil universel, le plus précieux de ceux qui ont permis à l'homme de se fabriquer ce que la nature lui avait refusé.>> Demain le Paradis, 1986.
** 3. Le système des options actuellement en vigueur un peu partout, y compris à l'Université, est à mon avis un pis-aller. Rien ne garantit vraiment l'homogénéïté des formations subies dans ces conditions. Les Travaux Personnels Encadrés, aux grandioses "objectifs interdisciplinaires", risquent aussi de n'être que poudre aux yeux. Les TPE ne sont pas clairement rattachés aux matières fondamentales, n'ont ni horaires ni programmes bien définis, et aucun mécanisme clair d'évaluation. Je me refuse donc à entrer dans la logique des responsables du Ministère qui incluent une fraction de TPE dans le décompte des horaires de Mathématiques.
Les conditions dans lesquelles l'"Informatique" et les NTIC (Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication) sont en train d'être introduites à l'école me font frémir. Ce n'est pas que je sois réfractaire à la technologie. Il se trouve que j'ai bricolé mes premiers "ordinateurs" (des assemblages de bouts de fils électriques...) vers l'âge de 12 ans. Un peu plus tard, je me suis beaucoup intéressé à la programmation, et j'ai écrit quelques dizaines de milliers de lignes de code, par exemple à l'occasion d'un enseignement de calcul numérique qui a abouti à la rédaction de mon livre sur les méthodes numériques pour les équations différentielles. J'ai aussi, plus récemment, contribué par du code au développement de quelques programmes Unix assez répandus, et je suis en ce moment même responsable d'un site FTP qui maintient et offre une large panoplie de logiciels scientifiques et éducatifs en source libre [7].
Ce qui me fait frémir, c'est que l'"informatique" introduite dans les différents programmes d'enseignement se réduise très souvent à l'utilisation passive de techniques ou de programmes tout prêts, qui n'apportent pas nécessairement en retour une amélioration de la compréhension des phénomènes étudiés. Un usage trop précoce et mal maîtrisé des calculettes peut empêcher ou retarder l'acquisition du sens des calculs, freiner l'agilité au calcul mental ou aux manipulations algébriques. Le handicap de nos étudiants dans ces domaines est patent, et il est souvent paralysant pour l'exercice quotidien des mathématiques à un niveau élémentaire comme à un niveau plus avancé.
Nous subissons actuellement un matraquage médiatique intense de la part de quelques grandes sociétés qui veulent absolument imposer leurs matériels ou leurs logiciels, quelles qu'en soient les vertus pédagogiques ou éducatives. Lorsque le matraquage porte sur la lessive, ce n'est pas bien grave, mais lorsqu'il porte sur des questions relatives à Internet ou aux logiciels éducatifs, les enjeux pour l'Education Nationale sont énormes. Un des objectifs importants des sociétés commerciales est donc d'influencer les décideurs. Et, apparemment, ils sont sous influence... Nous-mêmes, mathématiciens, sommes sous influence (comme tous les autres citoyens), même si nous sommes peut-être des utilisateurs un peu moins passifs de ces technologies.
Je voudrais prendre un exemple, qui sera sans doute familier à notre communauté : l'apprentissage du système de formatage TeX. Avec TeX ou LaTeX, il faut apprendre un "langage" qui possède une syntaxe précise, puis respecter cette syntaxe avec un peu de soin. Cela demande un petit effort, mais on est ensuite payé en retour par de superbes manuscrits, et surtout, par un niveau de contrôle élevé sur le texte qui est saisi. Au contraire, l'apprentissage d'un traitement de texte comme MS-Word a des vertus éducatives à peu près nulles : l'enjeu est ici simplement de repérer où Microsoft a bien voulu placer les principales icônes et quelles sont leurs fonctions (en général à peu près évidentes). L'utilisateur n'a guère de peine à apprendre l'usage du logiciel - qu'il aurait sûrement juste pu apprendre "sur le tas" le jour venu - mais il se trouve aspiré, souvent à son insu, dans une spirale qui va le conduire à devenir dépendant de logiciels dont il ne maîtrise absolument pas le fonctionnement interne ni les formats, susceptibles de changer à tout bout de champ en fonction des vélléïtés commerciales de l'éditeur.
Malheureusement, je crois que les prétendus "enseignements d'informatique" ou "formations Internet" prévues pour les Collèges et Lycées risquent d'être pour l'essentiel des formations du deuxième type: utilisation passive de programmes - presque tous issus de sociétés monopolistes - qui seront évidemment ravies de s'attirer ainsi de nouveaux jeunes consommateurs en grand nombre. Cela peut éventuellement (???) convenir pour une formation au secrétariat avec une visée professionnelle à court terme, mais pas pour des étudiants qui voudraient ensuite faire de la science. Il y a quand même un nombre non négligeable de tels étudiants, surtout si on a l'objectif raisonnable de faire entrer dans cette catégorie les futurs professeurs de sciences. Si on ne veut pas aboutir à la situation [1] où l'Allemagne se trouve actuellement (et c'est sans doute déjà très tard...), il faudrait songer à former plus de gens qui aient une certaine compréhension des concepts informatiques de base, donc aussi de la logique élémentaire, du raisonnement par récurrence, des structures de données, etc. Beaucoup d'informaticiens émettent des thèses analogues, cf. par exemple le texte très instructif de Bernard Lang [8]. Un objectif raisonnable et utile serait que les bacheliers scientifiques (au moins ceux de la voie que j'ai intitulée "sciences de la matière") soient tous en mesure d'écrire des programmes de quelques lignes dans un langage de programmation de base, impliquant des boucles itératives, des tests conditionnels, etc, par exemple en relation avec des situations arithmétiques ou combinatoires simples, des problèmes de tri, etc. A nous autres mathématiciens, de peser pour que les choix faits dans la conception des programmes ne soient pas entièrement orthogonaux aux nécessités de l'apprentissage de la science.
Même dans l'enseignement supérieur, les choix informatiques qui ont été faits pour les programmes de classes préparatoires**4 ou pour le programme de l'agrégation n'ont sans doute pas été suffisamment réfléchis. Ici encore, la tendance observée - qui cède à la facilité - est de privilégier l'apprentissage de logiciels de "haut niveau" - Maple étant le programme incontournable pratiquement imposé par les programmes. Certes, Maple est un logiciel performant pour effectuer du calcul symbolique et il est largement utilisé dans l'industrie. Il recentre cependant la formation à l'"informatique" dans une direction trop exclusivement tournée vers les mathématiques et les calculs, et a tendance à faire perdre à l'utilisateur tout contrôle sur ce qui se passe réellement dans la machine. Pour caricaturer un peu, plutôt que d'apprendre le fonctionnement et la programmation de l'algorithme d'Euclide, l'étudiant risque seulement d'apprendre à taper gcd(32,18); ou commandes analogues**5. Un autre désavantage majeur des logiciels comme Maple ou Mathematica est leur caractère commercial, qui rend en quelque sorte l'enseignement dépendant du choix d'une "marque spécifique" de logiciel. Tout ceci soulève de graves problèmes déontologiques, impliquant l'éthique de la connaissance, et sur lesquels je voudrais m'étendre avec plus de vigueur et de détails.
** 4. Je renvoie au texte incisif [9] de Denis Monasse, Professeur de Mathématiques et d'Informatique en classe MP* au Lycée Louis-le-Grand pour un point de vue très clairvoyant sur cette question, ainsi que sur la place des Probabilités et Statistiques en classe prépa.
** 5. Il est vrai qu'on peut aussi faire des choses intelligentes avec Maple ! Cependant, presque toujours, ce sont des choses que l'on pourrait aussi bien faire - dans une perspective un peu plus large - avec des langages de programmation de base comme C ou C++, éventuellement augmentés de librairies de fonctions mathématiques en source libre (de très nombreuses librairies de ce type sont disponibles, voir [10], [12]).
L'idée que des connaissances fondamentales puissent être accaparées par des sociétés privées pour leur seul profit (tout en barrant l'accès à ces connaissances - ou en "rançonnant" cet accès par le biais de la commercialisation) suscite à l'heure actuelle bien des interrogations et de forts mouvements d'opposition. On l'a vu à l'occasion des tentatives de prise de brevets sur le génome humain ; la réprobation a été si forte que les sociétés de biotechnologies concernées ont dû pour la plupart faire machine arrière.
D'une façon parallèle, nous avons assisté depuis environ deux décennies à une mainmise insidieuse d'un petit nombre de sociétés sur les technologies de l'information et de la communication. Insidieuse, parce que le phénomène a été très progressif, que les consommateurs y ont trouvé d'une certaine façon quelques échappatoires, et qu'on n'y pouvait de toutes façons pas grand chose à l'échelon individuel.
Nous n'y prenons pas vraiment garde, mais à l'heure actuelle une course féroce a lieu pour le contrôle de l'accès à l'information, via les banques de données, les systèmes de télévision par cables ou par satellites, etc. Cela fait peut-être partie du jeu commercial normal pour les programmes de télévision, les données ludiques, les oeuvres musicales ou artistiques. Mais on entre dans des eaux troubles dès qu'un "contrôle" s'exerce pour limiter ou contraindre les données que l'usager produit lui-même. Ainsi, aujourd'hui, beaucoup d'utilisateurs ne se rendent même pas compte que les textes qu'ils produisent avec leur traitement de texte MS-Word est encodé dans un format obscur et non documenté dont seul Microsoft possède l'algorithme de décodage ; ce format, de plus, change régulièrement tous les 2 ou 3 ans, de façon à obliger l'utilisateur à procéder à des mises à jour de son environnement propriétaire, dont il devient littéralement prisonnier.
Le même problème se pose avec l'usage de codes de calcul propriétaires comme Maple ou Mathematica - bien que les équipes de chercheurs et d'ingénieurs qui les produisent aient certainement en la circonstance des intentions moins pernicieuses. Supposons par exemple que nous utilisions Maple pour démontrer ou achever la vérification d'un théorème nécessitant des calculs très compliqués qui ne peuvent pas être faits à la main ou par d'autres moyens. Il y a là une rupture du contrat fondamental qui veut que les preuves mathématiques reposent sur des éléments vérifiables indépendamment par tous. Ici, un maillon essentiel de la preuve repose sur un calcul qui n'est pas vérifiable puisque le code source du programme utilisé n'est pas connu (il peut y avoir des bogues, des cas oubliés, etc). Il n'est pas non plus garanti que le logiciel commercial sera disponible sur une longue durée de temps. Ce problème s'est posé très concrètement pour un article soumis cette année à Inventiones Mathematicae, et l'article a dû être rejeté, essentiellement pour les motifs que j'ai évoqués.
Fort heureusement, la "révolte gronde" aujourd'hui et d'autres issues apparaissent. Richard Stallman, qui était alors chercheur au MIT, a lancé il y a une quinzaine d'années l'idée que les logiciels informatiques de base devaient être librement accessibles à tous, et ne jamais contraindre leurs utilisateurs. Dans la foulée, au milieu des années 1980, il crée la Free Software Foundation (FSF) - je ne sais pas si tous les mathématiciens le savent, mais une grande partie des logiciels tournant sur les systèmes Unix qui équipent nos départements de recherche sont issus du travail de la FSF (logiciels GNU [10], comme l'éditeur de textes Emacs). Plus récemment, on a assisté avec l'essor du système Linux [11] à la création de systèmes informatiques complets et très performants en source libre**6. Linux compte aujourd'hui plus de 20 millions d'utilisateurs, et il est d'ores et déjà largement en tête sur le créneau des serveurs web du réseau Internet. Depuis un an, Linux a fait des percées considérables dans l'industrie et les systèmes embarqués (téléphones mobiles, terminaux d'accès, consoles de jeux...). Si l'évolution favorable constatée ces 2 ou 3 dernières années se poursuit encore quelques années, des pans entiers du secteur des technologies de l'information et de la communication vont se trouver "libérés"**7. Il faut s'en réjouir, car la science ne peut se nourrir que d'une libre circulation de l'information - et l'informatique sera un maillon essentiel de la chaîne en ce début de millénaire**8.
** 6. Linux n'est que le plus répandu et le plus connu de ces systèmes. Il y en a d'autres, très similaires, comme FreeBSD, OpenBSD, NetBSD et peut-être d'autres encore. Ces systèmes sont développés grâce à un travail collaboratif des informaticiens et scientifiques impliqués, s'échangeant les codes informatiques via les serveurs et le courrier électronique. Les codes concernés sont en libre accès sur des sites se comptant par milliers, répartis dans tous les pays du monde. Chacun peut y contribuer en les testant, en les améliorant, ou tout simplement en les utilisant.
** 7. Si ce n'est pas encore fait, vous pouvez vous-même accélérer le processus en préférant systématiquement Linux aux systèmes propriétaires qui vous seraient proposés (on notera que les systèmes commerciaux dits alternatifs comme BeOS ou le futur MacOS X d'Apple sont en fait, si on regarde sous le capot, "pompés" sur BSD et GNU/Linux). Une fois passé le choc du changement d'habitudes et celui d'avoir à faire face à un outil puissant et intelligent, vous aurez un système pratiquement gratuit, plus fiable, plus performant, insensible aux virus et disposant d'à peu près tous les programmes dont vous pouvez rêver, par exemple par téléchargement direct sur Internet [11], [12], [13]...
** 8. La prise de conscience se développe dans de nombreux pays. Le Mexique a ainsi décidé de doter toutes ses écoles (soit tout de même 150 000 établissements...) de systèmes Linux [14]. La Chine Populaire vient de choisir Linux pour son appareil administratif, indépendance nationale oblige. La Maison Blanche vient d'émettre un rapport recommandant l'usage des logiciels libres pour les grosses applications scientifiques [15]. En France également, la situation évolue assez favorablement, entre autres grâce à l'action de l'AFUL [16].
Nous avons pris l'habitude, depuis des décennies, de consulter les oeuvres de nos pairs et de nos prédécesseurs dans les grandes revues mathématiques ou scientifiques, et l'accès à ces travaux est en effet indispensable au développement de la science.
Cependant, depuis environ 10 ans, les modes de communication ont été bouleversés avec l'apparition du courrier électronique et des serveurs de données. Dans le même temps, la communauté mathématique a adopté le standard TeX/LaTeX, et ceci a permis de créer des serveurs de prépublications qui couvrent maintenant presque tout le champ des mathématiques (le phénomène est parti du monde de la Physique, où il a sans doute atteint un niveau plus avancé encore).
De ce fait, nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation paradoxale. Nous produisons des travaux qui sont de plus en plus souvent immédiatement accessibles à nos collègues dans un délai très court, mais à une certaine étape vient le moment de soumettre notre travail à une revue. Et là, au moment de la publication, il nous faut signer un document disant que nous cédons tous les droits de publication à la revue X. Moyennant quoi, cette revue X va se charger de publier l'article et en revendre quelques centaines d'exemplaires aux bibliothèques de mathématiques qui peuvent encore se les procurer (considérez par exemple les tarifs prohibitifs d'Inventiones Mathematicae pour voir de quoi je parle !). On ne peut même pas dire qu'on a gagné en qualité d'impression, puisque le plus souvent, on va se contenter de photocopier l'article dans la revue X, avec une qualité de reproduction aléatoire et très inférieure à ce qu'on obtient en imprimant directement le fichier source TeX.
Bien sûr, la différence, peut-être, est que l'article de la revue X a été analysé et vérifié, alors que la prépublication électronique ne l'a pas été. Mais rien n'empêche la communauté mathématique de se "mettre à vivre" avec des revues purement électroniques, ayant les mêmes critères exigeants dans l'analyse des articles soumis**9.
Le recours à des revues électroniques aurait l'énorme avantage de se prêter au fonctionnement systématique des moteurs de recherche, permettant ainsi de retrouver facilement des informations au milieu d'une masse de données en croissance exponentielle**10.
Je voudrais plaider ici pour des initiatives allant encore nettement plus loin. Pourquoi ne pas mettre en libre accès l'information déposée sur les serveurs des revues électroniques ? Certes, ces revues auront un coût de fonctionnement, mais vu le prix actuel de la technologie (lire ce qui précède), ce coût sera assez modeste et comportera essentiellement des frais de secrétariat et de maintenance informatique. Il serait certainement très inférieur à la somme cumulée du coût d'équipement des bibliothèques de mathématiques, dans le cas où l'accès serait payant. De plus, on s'épargnerait l'effort pénible (et le coût) d'avoir à exercer un contrôle policier sur qui télécharge quoi, et on permettrait aussi aux pays en voie de développement, par exemple (ou tout simplement aux chercheurs non membres des seuls départements scientifiques abonnés à la revue X) d'y avoir accès rapidement et sans efforts.
Pour que cette idée puisse voir le jour, il faudrait un certain niveau de mobilisation et de consensus autour de ces questions, et obtenir des instances de tutelle qu'elles veuillent bien reconsidérer leur politique de financement, en reversant aux revues une petite partie des sommes qui étaient autrefois affectées à l'équipement des bibliothèques. (On peut imaginer ici que l'idée de réaliser à terme des économies sera plutôt vue d'un bon oeil). D'un point de vue technique, il faudrait que la communauté mathématique s'assure de disposer en continu des compétences nécessaires pour la maintenance des systèmes informatiques, et de développer ou faire développer les plate-formes logicielles requises (pour éviter d'avoir à reproduire les mêmes efforts en plusieurs endroits). Ceci pourrait très bien se faire à l'échelle européenne.
Des obstacles légaux importants se posent en cours de route. Un bon nombre des grandes revues de Mathématiques sont la propriété d'éditeurs privés qui les contrôlent étroitement. C'est le cas pour Inventiones avec Springer, pour les Comptes rendus de l'Académie des Sciences avec Elsevier, pour les Annales de l'ENS avec Gauthier-Villars. Cependant, les éditeurs privés ont visiblement quelques difficultés à gérer ces revues, et la communauté scientifique serait sans doute bien inspirée d'en "profiter" pour essayer de reprendre le contrôle de ses publications.
Je crois qu'il y a là une relative urgence. Il y va aussi du rayonnement culturel et scientifique de notre pays et, plus largement, de la communauté européenne. Une évolution des mentalités est nécessaire au niveau administratif et politique - les scientifiques sont certainement en bonne posture pour exercer les pressions nécessaires, pourvu qu'ils aient conscience des enjeux. On constate déjà des évolutions sensibles aux Etats-Unis, l'AMS étant très active de ce point de vue, et il y a là-bas depuis longtemps une bien moins grande frilosité vis à vis de l'accès public aux données. Qu'on visite les sites de la NASA et de la NOAA (National Oceanic Atmospheric Administration), et on constatera qu'une grande quantité d'informations très intéressantes est en libre service**11. L'administration, le secteur Internet institutionnel devraient, suivant en cela les bons exemples évoqués plus haut plutôt que les mauvais, mettre la technologie au service du citoyen, et non pas le "rançonner" - même inconsciemment.
** 9. La pérennité de l'accès aux documents TeX/LaTeX est assurée pour une très longue durée, puisque ce sont des formats universels et entièrement documentés dont Donald Knuth a bien voulu faire don à l'humanité. Au besoin, il serait assez facile de convertir automatiquement les textes saisis en TeX dans de nouveaux formats - et cela sera de plus en plus facile à mesure que la puissance des processeurs augmente.
** 10. Pour se convaincre que la technologie est au point, on peut par exemple essayer de faire des recherches sur http://www.google.org qui indexe le monde entier, soit plus d'un milliard de pages web. Quelle que soit l'information entrée, sa langue et son niveau de sophistication, on obtient en général en une fraction de seconde la localisation de l'information cherchée, et les premières lignes sont effectivement presque toujours les plus pertinentes possibles. Par parenthèse, Google fonctionne avec "une ferme" de systèmes Linux, et le site beaucoup plus commercial Yahoo!, qui était un peu à la traîne, vient d'acheter la technologie Google, espèces sonnantes et trébuchantes. Encouragez Google en le visitant plutôt que les autres moteurs de recherche. De toutes façons, c'est mieux, et vous n'aurez pas à subir un assaut de bannières commerciales !
** 11. En France, par contre, il n'est même pas possible de se procurer des cartes géographiques à petite échelle du pays sans tomber sur l'icône : "carte bancaire" - cf. le site de l'IGN : http://www.ign.fr, dont je ne partage pas l'auto-glorification proclamée. Il m'a fallu aller sur un site américain pour trouver une carte décente de la région grenobloise. Qu'est devenu l'idéal républicain d'instruction laïque et gratuite ?
[1] Le Monde Informatique du 9 juin 2000, http://www.lmi.fr/ENQUETES/2000/20000609-57-informaticiensetrangersbienvenueeneurope.htm
[2] Collectif "Sauvez les Maths", http://www.multimania.com/sauvezlesmaths/
[3] Site du SNES, http://www.snes.fr/
[4] Sciences et Avenir, http://www.sciencesetavenir.com/comprendre/pg75.html
[5] J.-P. Demailly, cri d'alarme, http://www-fourier.univ-grenoble-alpes.fr/~demailly/programmes.html
[6] Elucubrations de C. Allègre, http://www.lemonde.fr/article/0,2320,31922,00.html
[7] Site de logiciels libres éducatifs du CARMI-Internet Grenoble, ftp://ftp.ac-grenoble.fr/ge, voir aussi http://www.ac-grenoble.fr/carmi-internet/ge/liens.php. Des CD-Roms devraient être prochainement disponibles sur l'initiative du CNDP.
[8] Bernard Lang, http://pauillac.inria.fr/~lang/ecrits/ailf/
[9] Texte de Denis Monasse, Destabilisation des programmes, http://www.multimania.com/sauvezlesmaths/Textes/SMFtribunelibre3a.rtf
[10] Logiciels GNU de la FSF, http://www.gnu.org/
[11] Linux, http://www.linux.org/
[12] Applications scientifiques sous Linux, http://www-sor.inria.fr/mirrors/sal/index.shtml
[13] Site d'annonces Freshmeat, http://freshmeat.net (souvent plus de 50 annonces par jour...)
[14] Initiative Red Escolar au Mexique, http://redesc.linux.org.mx/
[15] Rapport PITAC de la Maison Blanche, http://www.fcw.com/fcw/articles/2000/0918/web-open-09-18-00.asp
[16] Association Française des Utilisateurs de Linux et des Logiciels Libres, http://www.aful.org
(Texte TeX saisi avec l'éditeur de textes Emacs de Richard Stallman, sous GNU/Linux)