Revendiquer une place réelle pour l'enseignement des sciences
Jean-Pierre Demailly (Université de Grenoble I)
Conférence à la Table Ronde organisée par la SMF et la
SMAI
ENS Ulm, 12 janvier 2002
Le texte ci-dessous reprend intégralement l'intervention orale faite
le 12 janvier en prenant en compte les critiques adressées à
l'auteur ainsi que des événements intervenus
ultérieurement.
Aujourd'hui, nous sommes confrontés à une grave crise de
l'enseignement des sciences, et plus largement de tout le système
éducatif. Elle se manifeste en particulier par des baisses
considérables d'effectifs dans les filières scientifiques
universitaires. En outre, de multiples réformes de programme ont
été envisagées ou proposées depuis plusieurs
décennies, et nous en sommes arrivés, me semble-t-il, à
un point où c'est la structure même du système
éducatif qui est gravement en cause. La réflexion d'ensemble
sur les programmes et contenus disciplinaires est devenue inévitable.
Cette structure, je voudrais m'en expliquer en détail plus loin, me
semble souffrir de graves déficiences qui rendent le système
éducatif particulièrement inadapté à
l'enseignement des sciences. L'étude des sciences a ses exigences
incontournables : elle présuppose la maîtrise des bases du calcul
et des ordres de grandeurs comme celle du sens des concepts, puis, à un
niveau plus avancé, celle d'un certain langage codifié, du
raisonnement et de la démarche hypothético-déductive. Or,
les programmes actuels tendent à négliger les savoirs
fondamentaux, et, avec peu de souci de cohérence et de progression,
privilégient sans grand discernement des savoirs plus
élaborés ou plus techniques alors que les fondements ne sont pas
assurés.
Je suis pour ma part convaincu qu'une (n+1)-ième réforme des
programmes ne pourra qu'ajouter à la confusion générale,
si elle ne s'accompagne pas préalablement de réformes
structurelles adaptées, voire même d'une refonte du
système d'enseignement. De manière générale, les
évolutions devraient être pensées prioritairement en
termes de contenus et de finalités d'apprentissage, et non pas en
fonction d'objectifs gestionnaires ou politiciens. Il est clair qu'il n'y a
pas de solution miracle simple, bien au contraire. La situation actuelle est
le résultat de l'accumulation de réformes plus ou moins
ratées, de dégradations successives qui ont affecté tous
les niveaux d'étude. A mon sens, ce n'est donc qu'au prix d'un appel
à l'effort, suivi sur une longue durée de temps, qu'il sera
possible d'envisager cette nécessaire refondation.
L'enseignement, celui des sciences en particulier, peut être vu comme
une pyramide se construisant à partir de sa base sur toute la
durée de la scolarité d'un élève. Les savoirs
fondamentaux comme le calcul et la lecture doivent être acquis de
façon suffisamment précoce et solide pour que les étages
supérieurs puissent ensuite être construits de façon
cohérente. Des témoignages nombreux venant d'enseignants de
tous les niveaux tout comme l'analyse des manuels scolaires du passé
mettent en évidence un affaiblissement considérable des contenus
des enseignements du calcul et de la langue à l'école primaire,
graduellement sur plusieurs décennies, correspondant en gros à
un recul de 2 ou 3 années par rapport à la situation qui
prévalait il y a 30 ou 40 ans.
Or, il en est de l'appropriation du calcul comme de l'acquisition de la langue
maternelle ou des langues étrangères : une langue apprise
à un très jeune âge peut-être parlée sans
accent, mais au delà, le même apprentissage demande des efforts
beaucoup plus grands pour des résultats beaucoup plus modestes. De la
même façon, l'apprentissage du calcul impose l'acquisition de
mécanismes qui doivent devenir des outils mobilisables et
intériorisés dès un jeune âge. La maîtrise du
langage (syntaxe, grammaire) est constitutive de la pensée naturelle,
comme la maîtrise du calcul (arithmétique, algébrique) est
constitutive de la pensée mathématique - et, au-delà,
très certainement, de la pensée scientifique dans son ensemble.
Le projet très récent de réforme de l'enseignement
primaire élaboré par la Commission Joutard (1) semble
procéder à une réévaluation de la
compréhension et du sens des opérations comme il semble
décider de développer la capacité des
élèves à résoudre certains types de petits
problèmes, ce qui est évidemment très désirable en
soi, et peut faire croire que ce projet serait, dans son esprit comme dans sa
lettre, guidé par le souci de remédier aux difficultés
actuelles.
(1) Ce projet a finalement été adopté par Jack
Lang à peu près au même moment où se tenait la
Table Ronde organisée par la SMF et la SMAI.
En réalité, le texte du projet reporte la maîtrise des
opérations et des techniques de calcul à la fin du cycle
primaire, de façon particulièrement nette pour ce qui concerne
la division ; il effectue des coupes sombres sur un certain nombre de sujets
autrefois enseignés dès l'école élémentaire
et qui constituent des passages obligés constituant une
propédeutique pour la compréhension des objets de la science,
soit, par exemple :
- Les opérations sur les nombres décimaux,
- Les liens mathématiques entre les unités de longueur, d'aires
et de volumes (une unité de contenance, le litre, figure au programme,
mais sans être reliée avec le dm3)
- Les manipulations et conversions des unités (point explicitement
exclu du programme), etc.
Dès lors, dans le meilleur des cas, il est à craindre que ce
projet ne fera que pérenniser la catastrophe présente. Je
voudrais rappeler ici l'évidence qu'on n'apprend pas sa langue
maternelle en théorisant d'abord sur le contenu conceptuel des mots
mais en répétant de façon un peu automatique des mots et
des bouts de phrase; la construction des discours raisonnés
s'élabore ensuite (ou simultanément) alors que les mots
préexistent comme supports potentiels des discours possibles.
Aujourd'hui, on n'apprend plus les concepts fondamentaux à l'âge
a priori requis. Par exemple, pourquoi reporter en classe de
quatrième l'apprentissage de la réduction des fractions au
même dénominateur, naguère au programme des classes de CM1
ou de CM2 ? Quelle justification ou quelle explication théoriques,
quelles observations empiriques ou pratiques peuvent rendre compte d'une telle
involution ? Celle-ci semble d'autant plus frappée d'incohérence
que l'abord des notions de nombres premiers et la décomposition en
facteurs premiers ont été rejetés au niveau du
lycée, ce qui interdit de fait de pouvoir pratiquer en quatrième
la réduction intelligente au même dénominateur,
c'est-à-dire à l'aide du PPCM. Je peux témoigner ici que
mes condisciples d'un collège de zone rurale peu favorisée
avaient reçu cet enseignement dès la classe de 6ième,
j'en garde encore le souvenir précis, 35 ans plus tard, de la
découverte du crible d'Erathostène. Mais il y a plus. Nos
collègues psychologues savent bien que l'enfance se prête mieux
aux apprentissages répétitifs et imitatifs, qualité
requises pour l'apprentissage des opérations. Alors, pourquoi en
rejeter l'acquisition au moment de la puberté ? On objectera
éventuellement que les performances de l'école primaire d'il y a
quelques décennies n'étaient obtenues qu'au prix d'un
pourcentage de redoublement non négligeable. Cela est vrai. Le
système avait au moins le mérite de ne pas masquer ce qu'on l'on
prétend être aujourd'hui ses échecs. Il avait aussi celui
de la cohérence : ne pas commencer les opérations
algébriques avant d'avoir acquis les opérations
arithmétiques élémentaires ; et surtout, celui du vrai
respect des élèves, qu'ils soient plus rapides ou plus lents que
la moyenne, par un souci d'adaptation à leur rythme propre.
Aujourd'hui le contenu et le rythme de progression des programmes sont
très loin d'optimiser les capacités d'apprentissage de
l'élève moyen, ils ne sont même pas
particulièrement adaptés aux élèves plus lents.
Ces élèves ont effet besoin en priorité d'un enseignement
relativement direct et pratique, là où les textes de programmes
actuels font preuve "d'une enflure rhétorique"(2)
échevelée.
(2) (Ajouté le 24 janvier 2002) On ne peut qu'accueillir avec
circonspection des propos comme ceux tenus récemment par Luc Ferry,
Président du CNP, Comité National des Programmes. Entendu sur
Europe 1, le 23 janvier 2002 : "les actuels programmes de collège en
histoire feraient de bons programmes d'agrégation ou de dernière
année d'institut d'études politiques". Faut-il comprendre que
les programmes actuels du collège sont si élaborés que
leur compréhension nécessite le niveau de maturité d'un
agrégatif ? Ou doit-on au contraire comprendre que les prérequis
de l'agrégation vont être ajustés au niveau des actuels
programmes de collège ? Le lecteur cochera pour lui-même la
réponse adéquate.
Tout ceci pousse le système éducatif à mettre en avant
des bribes de savoirs, à la fois trop élaborés en regard
de leur aspect hautement spécialisé, et trop peu
élaborés en regard d'une réelle cohérence
pédagogique ou disciplinaire. Plus souvent soucieux de se conformer aux
modes ou lubies du moment, il soumet les élèves à une
mémorisation purement arbitraire de résultats dont la
rationalité échappe parce qu'ils sont déconnectés
de la maîtrise des concepts fondamentaux qu'ils présupposent,
comme des chemins qui y conduisent. Par ailleurs, les élèves
plus lents que la moyenne ont besoin d'un plus grand nombre de
répétitions des séquences d'apprentissage, avec des
points de vue qui, évidemment, peuvent évoluer et se
compléter. Le report incessant de l'acquisition des notions de base
à des âges toujours plus tardifs fera que le nombre de
répétitions nécessaires va se trouver fortement
réduit pour ceux des élèves qui en auraient le plus
besoin.
L'école doit devenir beaucoup plus souple et beaucoup plus adaptable,
pour répondre aux besoins variés des élèves, en se
préoccupant de soutenir sérieusement ceux qui rencontrent de la
difficulté. Pour cela, elle doit chercher à orienter
adéquatement, à adapter la progression des niveaux successifs,
proposer des filières diversifiées, cohérentes, riches en
contenu, qui soient professionnellement qualifiantes ou qui préparent
adéquatement à des études plus longues. A l'école
primaire, aux dires de plusieurs experts ayant une expérience
réelle de l'enseignement à ce niveau, il faudrait avancer
nettement l'acquisition des concepts fondamentaux, quitte à y revenir
plusieurs fois de suite avec des points de vue complémentaires, et
prévoir la possibilité de chevauchements de niveaux pour les
élèves ayant besoin d'une progression moins rapide.
On ne peut donc que s'inquiéter du dernier projet de réforme de
l'école primaire élaboré à partir des travaux de
la Commission Joutard, puis imposé par le Ministère ; il ne fait
une analyse ni claire ni cohérente de la situation actuelle. Il
envisage plutôt une stagnation ou de nouvelles réductions de
contenu au niveau des savoirs fondamentaux, là où une analyse
objective des besoins de formations pour les cycles ultérieurs montre
qu'il faudrait au contraire procéder à une forte revalorisation.
En outre, il persiste à méconnaître les acquis positifs
obtenus dans le passé. Alors que la situation se dégrade dans
nombre de pays occidentaux, une étude récente de l'OCDE
(étude PISA (3)
http://www.pisa.oecd.org/knowledge/summary/intro.htm) a montré que
la France ne se situe aujourd'hui que dans une moyenne relativement
médiocre, loin derrière des pays comme la Finlande ou le Japon
(4).
(4) L'expert Finlandais en charge des programmes a cependant
déclaré que le système éducatif de la Finlande
consacrait un temps insuffisant à l'enseignement du calcul, et pouvait
nettement améliorer sa performance dans ce domaine.
Toute nouvelle réforme qui ne s'attaque pas aux vrais problèmes
est inutile, et donc constitue une grave pollution détournant les
énergies des endroits où celles-ci devraient se concentrer.
Malheureusement, dans le cas le plus probable, et en fonction des
modalités concrètes d'application, la réforme risque
d'être à l'origine d'une nouvelle dégradation
générale des contenus de l'enseignement, comme de ses
résultats à tous les niveaux.
En conséquence j'appelle les sociétés savantes à
porter la plus grande attention à l'appel à pétition
lancée à la fin de l'automne 2001 par des experts comme Michel
Delord "Ne plus apprendre à lire, écrire, compter et calculer"
(5) http://www.sauv.net/prim.php.
N'est-il pas urgent d'exiger un réexamen approfondi du projet de
réforme, et ne pas laisser passer dans l'urgence une réforme mal
pensée, voire dangereuse pour l'avenir des enseignements scientifiques
? Je note que la pétition a déjà été
signée par de nombreux enseignants, universitaires ou
académiciens, et qu'elle est activement soutenue par plusieurs
éminents universitaires américains qui ont eu le
privilège, si je puis dire, d'observer les effets désastreux de
réformes analogues conduites aux Etats-Unis (6)
http://www.mathematicallycorrect.com.
J'en viens maintenant plus spécifiquement à l'enseignement
secondaire et à l'enseignement supérieur. Je renvoie à
mon rapport au Gouvernement (7)
http://www-fourier.univ-grenoble-alpes.fr/~demailly/rapport.html publié
fin juillet 2001 pour plus de détails. Dans la biosphère
terrestre, c'est un fait biologique bien connu, toute uniformisation des
conditions écologiques entraîne quasi-automatiquement un
appauvrissement de la diversité des espèces animales et
végétales susceptibles de s'y développer. De la
même manière, dans le système éducatif, le
collège unique, la seconde indifférenciée et la
filière scientifique indifférenciée à partir de la
classe de première ont entraîné un grave affaiblissement
de l'adaptabilité du système éducatif.
L'interprétation qui a été faite de l'objectif "80 %
d'une classe d'âge au baccalauréat" est l'exemple type du
problème auquel on a apporté une solution irresponsable :
uniformiser le niveau par le bas, quelles qu'en soient les conséquences
(prévisibles ou non). La seule question à se poser aurait
été : "Comment augmenter le niveau de connaissances
général de la population, et quelles modulations des
filières existantes, quelles nouvelles filières
éducatives peut-on créer à côté des
anciennes pour répondre aux nouveaux besoins et aux différentes
demandes de formation ?" Des statistiques fiables montrent que les
réformes entreprises, loin de démocratiser l'enseignement, ont
eu pour effet de réduire de façon significative le pourcentage
d'étudiants issus des milieux modestes dans les filières les
plus sélectives (8)
http://www.sauv.net/archives2/democratique.htm. Cette preuve tangible,
irréfutable de la dégradation du système d'enseignement
public, est aussi attestée par l'explosion des institutions ou
méthodes éducatives de substitution (établissements
privés, aide parentale, cours particuliers, sites internet "d'aide
éducative", etc), elles aussi plus accessibles aux milieux sociaux
favorisés.
Là encore, on ne trouve pas trace d'analyse fiable officiellement
reconnue de l'implication que les réformes des 15 dernières
années au niveau du collège et du lycée ont pu avoir,
notamment pour le recrutement des étudiants en sciences. Des
instruments de mesure fiables, qui devraient évidemment avoir leur
autonomie de jugement vis-à-vis de l'administration et du pouvoir
politique, font cruellement défaut, cf., par exemple, le nuage de
Tchernobyl, déclaré quasi-inexistant par l'administration de
l'époque. Hélas, là encore, nous sommes dans une
situation très dégradée. Cette dégradation a des
conséquences graves dans l'enseignement supérieur, en
particulier pour la formation des Maîtres. L'insuffisance des horaires,
des moyens humains et matériels reste le problème majeur dont
souffre l'Université : qui a pratiqué des cours-TD en petits
groupes sait que cette méthode est presque toujours bien plus efficace
que les cours en grands amphis devant des étudiants
déboussolés. La qualité du travail effectué est
gravement parasitée par des injonctions administratives
incohérentes ou inadaptées (découpage des enseignements
en petits modules, réduction de la durée de l'année
universitaire, tendance à la baisse des horaires annuels). C'est un
fait patent que la durée d'études disponible est aujourd'hui
dramatiquement insuffisante pour combler les multiples lacunes des
étudiants, au niveau où ils sortent de l'enseignement
secondaire. Un exemple typique en mathématiques est l'enseignement de
la géométrie en liaison avec l'algèbre linéaire.
Celui-ci, pour être compris et assimilé, nécessite
l'application de plusieurs "couches" ou "teintures successives",
illustrées par des points de vue variés venant s'enrichir
mutuellement. A une époque ancienne, les élèves de
collège et de lycée recevaient une solide formation de
géométrie euclidienne traditionnelle, qui leur était
ensuite très utile pour l'acquisition de l'algèbre
linéaire à l'université. A une époque plus
récente (1972-1988 environ), l'enseignement de l'algèbre
linéaire a été avancé au lycée (ce qui a pu
entraîner un certain nombre de problèmes liés à un
enseignement parfois un peu trop formel, et une perte du sens
géométrique à partir du moment où le
collège n'apportait plus une préparation suffisante). Mais le
fait est que la première couche était appliquée
dès les classe de seconde ou de première, avec l'introduction de
concepts essentiels comme ceux de linéarité et de
dépendance linéaire, voire d'espace vectoriel et d'application
linéaire, etc. Des couches successives étaient appliquées
jusqu'au niveau de la Licence et la Maîtrise, et la plupart des
étudiants d'alors, même moyens, parvenaient à
acquérir en définitive une bonne compréhension des
concepts. Aujourd'hui, la première teinture a été
repoussée au DEUG, et le temps de maturation nécessaire n'existe
plus.
Cet exemple n'est pas un cas isolé, on pourrait en dire tout autant des
principaux concepts de l'Algèbre (notion de groupe), de l'Analyse
(continuité, convergence, questions d'uniformité). Au
lycée, les bribes de mathématiques qui sont enseignées le
sont, le plus souvent, sans réel fil conducteur, puisque le langage
mathématique de base est devenu hors-sujet et que la démarche
déductive est presque impossible à mettre en oeuvre, alors que
l'acquisition des savoirs fondamentaux a sans cesse été
rognée et repoussée plus tard. Même diagnostic, donc, que
pour l'enseignement du calcul à l'école primaire... Dans les
IUFM, la formation des enseignants du secondaire n'est pas assez approfondie
et elle est trop coupée des Universités et des disciplines
fondamentales, comme conséquence aussi du fait que la durée de
formation est devenue insuffisante. Il en résulte que les
étudiants et les jeunes maîtres sortant aujourd'hui du
système, particulièrement au niveau du CAPES, sont formés
à un niveau de compétences insuffisant pour la pratique
ultérieure de leur métier.
Je voudrais revenir en détail sur la question de la diversification des
filières, qui est un point vraiment crucial. En sciences, et en
particulier en mathématiques, il est possible d'enseigner des
connaissances données avec des points de vue très
différents. Ainsi, on peut enseigner les statistiques avec un point de
vue qui mette uniquement en relief les techniques de calculs et les
méthodes de traitement des données, ou bien on peut voir les
statistiques comme une application du calcul des probabilités, qui
lui-même va être un prolongement de l'analyse combinatoire, du
langage ensembliste (logique élémentaire, théorie
élémentaire des ensembles, évènements), de
l'analyse (intégrales), etc. Le premier point de vue peut
éventuellement convenir à des élèves ayant un
objectif professionnel à court terme, ou envisageant d'étudier
des sciences ou des technologies très appliquées, ou bien ne
souhaitant pas s'investir dans des voies exigeant des prérequis
conceptuels élevés. Mais pour de futurs scientifiques,
ingénieurs, professeurs et, a fortiori, chercheurs, c'est bien
entendu le deuxième point de vue qui s'impose, particulièrement
pour les étudiants en sciences dites "dures".
La structure actuelle peu diversifiée des filières
générales interdit de mettre en oeuvre les différents
points de vue qu'il serait nécessaire d'adopter en fonction des
objectifs des élèves, objectifs qui sont bien
légitimement très différents d'une personne à
l'autre. Les horaires du lycée, notamment en sciences, sont beaucoup
trop faibles pour permettre d'atteindre un niveau de formation solide, pour
permettre l'acquisition des outils conceptuels pertinents. Là encore,
si on ne veut pas aboutir à des horaires trop chargés, il faut
bien faire des choix et offrir des filières diversifiées. Il
convient donc de remettre en cause de la façon la plus ferme le
modèle qui prévaut actuellement pour la filière
scientifique au lycée, en liaison avec un réexamen, probablement
inéluctable, du modèle du collège unique.
Le système éducatif doit retrouver un haut niveau d'exigences.
Ce n'est pas par un (n+1)-ième allègement des programmes de
mathématiques (par exemple) que l'on combattra l'échec scolaire
ou que l'on traitera le problème des voitures qui brûlent dans
les banlieues. L'Etat doit au contraire prendre ses responsabilités et
traiter les problèmes en perspective, à une époque
où la jeunesse a plus que jamais besoin de repères solides. Je
veux dire par là qu'il faut absolument revenir à une situation
où l'objectif n'est pas l'obtention coûte que coûte de
diplômes à la valeur incertaine, mais l'acquisition de niveaux de
connaissances reconnus et qualifiants en eux-mêmes. Ceci suppose que
les diplômes ne mesurent pas des connaissances fictives, mais
garantissent réellement la bonne maîtrise et la bonne
compréhension des enseignements suivis.
Enfin, je voudrais insister sur un dernier aspect, lié indirectement
à ce qui précède, mais néanmoins essentiel. La
connaissance scientifique et l'éducation sont aujourd'hui
menacées par une marchandisation effrénée (brevets
logiciels, tentative de mainmise sur l'édition, l'internet et
l'e-éducation par quelques grandes sociétés en situation
de monopole, etc; voir le texte de Bernard Lang (9), "Vers la privatisation
totalitaire de l'immatériel",
http://pauillac.inria.fr/~lang/ecrits/liste/copie.html). La
communauté scientifique doit se mobiliser activement pour éviter
ces dérives dont les effets pourraient être aussi
dévastateurs qu'imprévisibles. Les nouvelles technologies font
apparaître de nouveaux besoins collectifs, comme par exemple des revues
scientifiques électroniques en libre accès (Voir en
particulier la "Budapest Open Access Initiative", rendue publique
le 14 février 2002,
http://www.soros.org/openaccess/read.shtml.
Dans le cadre de cet appel, un collectif de chercheurs du monde entier
crée l'"Open Society Institute", destinée à
généraliser et à soutenir la mise en place de
revues électroniques libres, sur le principe de serveurs
comme http://www.arxiv.org/), des sites de
documents pédagogiques, des logiciels scientifiques, etc. Il est
crucial que la connaissance fondamentale et les ressources correspondantes,
qui sont des biens communs de l'humanité, soient librement accessibles
à tous. Surtout dans la mesure où leur production est le fait de
la communauté académique, payée statutairement pour
effectuer un tel travail, et dans la mesure où le coût actuel du
support électronique est quasi-nul. Les droits de diffusion doivent
permettre la reproduction et la réexploitation des documents sans
contraintes, mais en préservant la légitime
propriété intellectuelle des auteurs. La viabilité de
telles idées est amplement démontrée par les remarquables
résultats obtenus par la communauté des logiciels libres, qui a
réussi à faire aboutir en quelques années de nombreux
projets ayant eu un grand retentissement scientifique international et dont la
technologie bénéficie aujourd'hui à l'industrie tout
comme aux particuliers ou aux enseignants. Sinon, on peut craindre que ces
ressources soient de plus en plus accaparées par des
intérêts privés n'ayant pas nécessairement des
visées humanistes, en contradiction avec l'intérêt du
développement de la science et de l'éducation.
En conclusion, je voudrais inviter les enseignants, la communauté
scientifique et les sociétés savantes à unir leur action
pour revendiquer auprès de l'Etat une place réelle pour
l'enseignement des sciences, à l'intérieur d'un système
éducatif revigoré, diversifié, mettant en avant les
objectifs d'apprentissage et le souci de la qualité. Des moyens
très importants sont nécessaires, l'Etat et ses
représentants doivent être informés des graves
difficultés qui existent, et doivent être mis face à leurs
devoirs et leurs responsabilités.