C. R. Acad. Se. Paris, t. 301, Série I, n° 4, 1985 119 GÉOMÉTRIE ANALYTIQUE. - Champs magnétiques et inégalités de Morse pour la d"-cohomologie. Note de Jean-Pierre Demailly, présentée par Pierre Lelong. En utilisant la méthode de E. Witten, nous démontrons des inégalités de Morse asymptotiques pour la tf'-cohomologie des puissances tensonelles d'un fibre hermitien en droites au-dessus d'une variété complexe compacte : la dimension du H9 est majorée par une intégrale de la (1, l)-forme de courbure, étendue à l'ensemble des points d'indice q. La preuve repose sur un théorème spectral qui décrit la distribution asymptotique du spectre de l'opérateur de Schrôdinger associé à un grand champ magnétique. Comme application, nous obtenons de nouvelles caractérisations géométriques des espaces de Moisezon, qui améliorent la solution récente donnée par Y. T. Siu de la conjecture de Grauert-Riemenschneider. ANALYTIC GEOMETRY. -- Magnetic fields and Morse inequalities for d"-cohomology. Using E. Witten's méthode we prove asymptotic Morse inequalities for the d"-cohomology of tensor powers of a hermitian Une bundle over a compact complex manifold: the Hq-dimension is bounded above by an intégral of the (1, \)-curvature form, extended to the set of points of index q. The proof rests upon a spectral theorem which describes the asymptotic distribution of the spectrum of the Schrôdinger operator associated to a large magnetic fleld. As an application, we find new géométrie characterizations of Moisezon spaces, which improve Y. T. Siu's récent solution of the Grauert-Riemenschneider conjecture. 1. Inégalités de Morse. - Soit X une variété C-analytique compacte de dimension n, F en fibre vectoriel holomorphe de rang r et E un fibre holomorphe en droite hermitien de classe ^½ au-dessus de X. Soit D = D' + D" la connexion canonique de E et c(E) = D2 la forme de courbure de cette connexion. Désignons par X(q), O^qSn, l'ouvert des points de X d'indice q, i. e. l'ouvert des points xeX en lesquels la forme de courbure ic(E)(x) a exactement 4 valeurs propres <0 et (n - q) valeurs propres >0. On pose enfin X(^)=UX(j). Théorème 1. - Lorsque k tend vers +oo on a pour tout q = 0, 1, . . ., n les inégalités asymptotiques suivantes : (a) Inégalités de Morse : (-1)9(~: : X(«) 2n (b) Inégalités de Morse fortes : X (-l^dimH^X, E*® F)^r- (- 1)4 - c(E)Y + o(fc"). (c) Formule de Riemann-Roch asymptotique : n X (-l)«dimH«(X, E*®F) -î-c(E) 2 71 Les estimations 1 (a), (b) sont nouvelles à notre connaissance, même dans le cas des variétés projectives. L'égalité asymptotique 1 (c), quant à elle, est une version affaiblie du théorème de Hirzebruch-Riemann-Roch, qui est lui-même un cas particulier du théorème de l'indice d'Atiyah-Singer. L'existence d'une majoration du type 1 (a) était conjecturée par Y. T. Siu ([7], [8]), à qui nous avons d'ailleurs emprunté une partie des techniques utilisées ici. La preuve du théorème 1 repose sur la méthode analytique introduite récemment par E. Witten ([9], [10]) pour redémontrer les inégalités de Morse classiques sur une variété différentiable compacte. Dans notre situation, le rôle de la fonction de Morse est tenu par le choix de 0249-6291/85/03010119 S 2.00 © Académie des Sciences C. R., 1985, 2e Semestre (T. 301) Série I - 12 120 C. R. Acad. Se. Paris, t. 301, Série I, n° 4, 1985 la métrique hermitienne sur E. On munit d'autre part X et F de métriques hermitiennes arbitraires, qui interviendront seulement dans les termes o(kn). Étant donné un réel X^O, on considère le sous-complexe ^f'k(X) du complexe de Dolbeault ^ #(X, Efe® F) des (0, q)4ormes de classe #°° sur X à valeurs dans Efc ® F, engendré par les fonctions propres du laplacien antiholomorphe A" dont les valeurs propres sont ^kX. Les groupes de cohomologie du complexe ^'k(k) sont alors isomorphes aux groupes FF(X, Efe® F), de sorte qu'il suffit de savoir borner la dimension hf(k) = dim Ji?l(K). On utilise pour cela une formule de type Weitzenbôck : I = | -|Vu + Sw|2 - + -<0u, m>. xk k dérivée de l'identité de Bochner-Kodaira-Nakano non kàhlérienne [3], V désigne ici la connexion hermitienne naturelle sur le fibre A0, *T* X ® Efc ® F (qui n'est pas en général un fibre holomorphe) et S, 0 sont des opérateurs linéaires d'ordre 0 provenant de la torsion de la métrique hermitienne sur X et de la courbure du fibre F. S et 0 n'opèrent que sur la composante A0' *T*X ® F et sont indépendants de k. Enfin, si : n ic(E) = ^ X VjdzjA dij est l'écriture de la forme de courbure de E dans une base orthonormée (d/dzu . . ., d/dzn) de TX, et si : u= Z u), idïj^e^A0' *T*X®Efc®F, V est l'endomorphisme hermitien défini relativement à un repère orthonormé (eu . . . ,er) de Ek ® F par : (3) = 2^(aCJ-aJ)|uJ,zf2, j, i avec (Xj= £ oc,-. L'étude des valeurs propres de A" se trouve donc ramenée à l'étude du je} spectre de l'opérateur autoadjoint V*V associé à une connexion hermitienne réelle V. 2. Distribution asymptotique du spectre de l'opérateur de Schrôdinger. - Soit (M, g) une variété riemannienne ^°° de dimension réelle n, E, F des fibres vectoriels hermitiens de rangs respectifs 1, r au-dessus de X. Soit V une connexion hermitienne sur E (resp. sur F) et Vk la connexion induite sur Ek ® F. On étudie alors le spectre de la forme quadratique : (4) Qfc(w)= ( -|Vku|2-)do, weL2(Q, Efe®F), pour le problème de Dirichlet, où Q est un ouvert relativement compact de M et où V est un endomorphisme hermitien continu de F. D'un point de vue physique, ceci revient à étudier le spectre de l'opérateur de Schrôdinger (l/fc)(Vj£ Vfc - k V) associé au « champ électrique » kV et au champ magnétique /cB, où B = z'V2 n'est autre que la forme de courbure de la connexion sur E. C'est dans la présence de ce champ magnétique que réside notre apport principal vis-à-vis de la méthode de E. Witten ([9], [10]) (dans le cas de la cohomologie de De Rham la courbure est toujours nulle puisque <22 = 0). En tout point x g X, soient Vt (x) ^ V2 (x) S - - - S Vr (x) les valeurs propres de V, soit 2s = 2s(x)^n le rang de B(x) et B1 (x)^ . . . ^Bs(x)>0 les modules des valeurs propres C. R. Acad. Se. Paris, t. 301, Série I, n° 4, 1985 121 non nulles de Fendomorphisme antisymétrique associé. On définit une fonction vB(x)(X) du couple (x, X)eMxU, continue à droite en X, en posant : (5) vB(^H J "* tnBl'-'B* 2 ^-1(2^+1)8^-', r((n/2)-5+l) ^ Pl)6N» avec la convention ^-+=0 si À,<0, X°+ = l si îl^O. Enfin, si XX^X2~ - - - désignent les valeurs propres de Qfc (comptées avec multiplicité), on considère la fonction de dénombrement : Nfc(k) = card{;*; Xj^X}, XeU. Théorème 6. - Si dQ est de mesure nulle, il existe un ensemble dénombrable @czR9 constitué des points de discontinuité de la fonction de répartition spectrale, tel que : lim k'n/2'Nk(X)= X fc-» + CO J = 1 * n vB(Vj + X)do, pour tout X g M\@. Pour démontrer le théorème 6, on commence par étudier le cas simple où M = IR" avec un champ magnétique constant B et avec V = 0. Lorsque Q est un cube, on sait alors expliciter les fonctions propres par une transformation de Fourier partielle qui ramène le problème à celui classique de l'oscillateur harmonique en une variable. L'idée de ce calcul nous a été fortement inspirée par les articles [1] et [2] de Y. Colin de Verdière. L'extension du résultat au cas d'un champ magnétique quelconque reprend une idée de Siu [7], consistant à utiliser un pavage de Q par des cubes assez petits. Notre méthode est néanmoins très différente de celle de Siu, puisque nous travaillons directement sur les formes harmoniques alors que Siu se ramène aux cochaînes holomorphes via l'isomor-phisme de Dolbeault. On gagne ainsi beaucoup en précision sur les estimations cherchées. La taille des cubes doit être ici choisie d'un ordre de grandeur intermédiaire entre k~l/2 et fe~1/4, par exemple /c~1/3 : k~112 est en effet la longueur d'onde des premières fonctions propres, et en dessous de cette longueur l'action du champ magnétique B n'est pas perceptible; au-dessus de /c~~1/4, l'oscillation de B est au contraire trop forte. On utilise finalement le principe du minimax pour comparer les valeurs propres sur Q aux valeurs propres sur les cubes. Démonstration du théorème 1. - Si on pose /ig = dimH9(X, Ek®F), alors il est clair que hf^h\(X) = dim Jfî(X) pour tout A,^0, et un résultat élémentaire classique d'algèbre homologique donne de même l'inégalité de Morse forte : Le théorème 6 entraîne alors d'après (2) et (3) l'estimation : hl(X) = rkn X vB(2À + aCJ-aJ)da + o(/c"), | S\=qJx pour tout XeM\@, avec B = ic(E)=£ &jdxj a dyr Faisons tendre XgU\2$ vers 0 par valeurs >0. L'inégalité (7) nous donne : (8) H-hr1*. . . +(-l)«h%Skn(Iq~lq-1 + . . . + (-l)qI°) + o(k"), où lq désigne l'intégrale de courbure : vB(aCJ-ocj)da. I *\=qJ 122 C R. Acad. Se. Paris, t. 301, Série I, n° 4, 1985 Par substitution dans (5), on voit que pour tout xeX on a vB(ac j - otj) = 0 sauf si xeX (q) et J = J(x) = {j; a7-(x)<0}, auquel cas : vB(aCJ-aJ)=(27i:)"n|a1. . .an|. Le théorème 1 résulte maintenant de l'égalité : (9) I* = r f (27r)-"(-l)^oc1...a^a=^f (- iy(j-c(E))\ JX(q) n'JX(q) \2U J Les calculs ci-dessus signifient intuitivement que les formes harmoniques de H*(X, Efe ® F) se concentrent asymptotiquement sur X (g), et qu'en chaque point xgX (q) leur direction tend à s'aligner sur le g-sous-espace de TXX correspondant à la partie négative de ic(E)(x). 3. Caractérisation géométrique des variétés de Moisezon. - Soit X un espace analytique irréductible compact de dimension n. On sait d'après Siegel [6] que le degré de transcendance a(X) du corps des fonctions méromorphes de X vérifie 0^a(X)^n. Lorsque a (X) = n, on dit que X est un espace de Moisezon. La conjecture de Grauert-Riemenschneider [5] affirme que X est de Moisezon si et seulement si il existe un faisceau S quasi-positif de rang 1 sans torsion au-dessus de X. Par désingularisation, on se ramène au cas où X est lisse et où S est le faisceau des sections d'un fibre en droites E semi-positif, de courbure ïc(E)>0 sur un ouvert dense de X. Siu ([7], [8]) a résolu récemment la conjecture, et l'a renforcée en supposant seulement ic(E) semi-positive et >0 en au moins un point. Le théorème 1 permet de trouver une condition géométrique plus faible encore. Théorème 10. - Pour qu'une variété C-analytique compacte connexe X soit de Moisezon, il suffit que X possède un fibre en droites hermitien E tel que (îc(E))B>0. Jx(^l) Pour q=l, l'inégalité 1 (b) implique en effet : dim H°(X, Efe)^ - | f - c(E)Y -o(kn). Un résultat élémentaire de Siu [7] reposant sur les méthodes de Siegel donne d'autre part dim H°(X, Ek)^Cte.ka{X\ d'où a(X) = n. Remise le 13 mai 1985. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES [1] Y: Colin de Verdiere, Minoration de sommes de valeurs propres et conjecture de Polya, Séminaire de théorie spectrale et géométrie, Grenoble-Chambéry, 1984-1985. [2] Y. Colin de Verdiere, Uasymptotique de Weyl pour des bouteilles magnétiques bidimensionnelles, Prépublication, n° 33, Université de Grenoble-I. [3] J.-P. Demailly, Sur l'identité de Kodaira-Nakano en géométrie hermitienne [Séminaire P. Lelong-P. Dolbeault-H. Skoda (Analyse) 1983/1984 (Lecture Notes in Math., Springer-Verlag)]. [4] J.-P. Demailly, Champs magnétiques et inégalités de Morse pour la d"-cohomoIogie Ann. înst. Fourier, 1986 (à paraître). [5] H. Grauert et O. Riemenschneider, Verschwindungssàtze fur analytische Kohomologiegruppen auf Komplexen Raùme, Invent. Math., 11, 1970, p. 263-292. [6] C. L. Siegel, Meromorphe Funktionen auf kompakten Mannigfaltigkeiten, Nachr. Akad. Wiss, Gôttingen Math. Phys. KL, n° 4, 1955, p. 71-77. [7] Y. T. Siu, A vanishing theorem for semi-positive line bundles over non-Kàhler manifolds, J. Diff. Geom., 19, 1984, p. 431-452. [8] Y. T. Siu, Some récent results in complex manifold theory related to vanishing theorems for the semi-positive case, Survey article in the Proceedings of the Bonn Meeting on Complex Analysis, 1984. [9] E. Witten, Supersymmetry and Morse Theory, J. Diff. Geom., 17, 1982, p. 661-692. [10] E. Witten, Holomorphic Morse inequalities, Preprint, Princeton University, 1983. Institut Fourier, Université de Grenoble-I, L.A. n° 188 associé au C.N.R.S., B.P. n° 74, 38402 Saint-Martin d'Hères et les Alloves, 17, rue Saint-Exupéry, 38400 Saint-Martin-d'Hères.